Lyn

« Lyn, tu ne comprends pas. C'est pour éloigner le mauvais sort, c'est ainsi depuis des années. Approche, il n'y a pas de raison d'avoir peur. »  « Recule ! Recule. C'est monstrueux. Vous êtes tous ... monstrueux. »
Ce sont les dernières paroles que vous vous êtes échangées ?
Oui.
Depuis quand êtes vous là, Lyn ?
Pas plus d'une année, je crois. Mes souvenirs sont assez flous sur ma vie d'avant ...
Flous, bien sûr, je comprends. Rien ne vous vient, vraiment ?
Si, si. Mais je ne me souviens que de quelques fragments. Enfin, sauf en ce qui concerne ma dernière semaine avant Falöna Synaë. Tout est limpide. Je crois que ça ne s'oublie pas.
Et maintenant, vous êtes ici. Racontez moi ce qui s'est passé.
Je ... ce n'est pas intéressant.
Bien sûr que si. Votre histoire m'intéresse. Mieux, je pense que je peux vous aider. Commencez par votre compagnon.
Mon compagnon ? Ne vous méprenez pas je vous prie. Nous n'avions aucune affinité. Notre "relation" était purement diplomatique. J'ai été transférée de ma harde natale vers la sienne dans le seul but d'un accord entre mon père et lui. On est venu me trouver un jour, et on m'a dit que je devais changer de famille. « Tu pars avec Le Chanceux dès aujourd'hui ma fille. Tu seras très heureuse, tu sais comme moi que le malheur ne les atteint pas. » On racontait beaucoup de chose au sujet de son troupeau. Nul ne semblait savoir pourquoi mais ils n'étaient jamais victimes d'aucune agression extérieure, et le sort était toujours avec eux. C'est vrai que Le Chanceux était un bon parti. Mais c'était étrange, avec eux.
Étrange ? Qu'est-ce qui était étrange ?
Tout, tout était étrange. Ses parents, surtout. Sa mère était une illuminée et une superstitieuse finie. Elle passait son temps à offrir des cadeaux à des divinités sorties de son esprit, parlait et criait toute seule, surveillait les membres du troupeau avec acharnement et répétait à qui voulait bien l'entendre que les dieux attendaient des sacrifices. Que c'était la seule manière de garder leur faveur. Je ne l'ai jamais prise au sérieux. Jusqu'à ce que je m'aperçoive des disparitions.
Des disparitions, hm ... Qui disparaissait ?
Des jeunes. De ce que je me souviens, seuls des poulains ou des yearlings disparaissaient. Et personne ne semblait s'en inquiéter. Pire, lorsque je demandais des nouvelles d'un disparu, on me regardait de travers, affirmant que jamais personne n'avait disparu. Que ce petit être pour lequel je m’inquiétais n'avait jamais existé. Une fois, une jument en gestation est partie s'isoler, pour mettre bas. Elle est revenue, le jour suivant, seule, et le ventre de nouveau plat. Quand je lui ai demandé où était son petit, elle m'a regardé bizarrement, et m'a dit "Quel petit ? Je n'ai jamais porté de petit." Tout le monde acquiesçait. Et la mère du Chanceux venait me trouver. Me répétait que j'étais folle, mais qu'il ne fallait pas s’inquiéter, qu'elle me soignerai, qu'elle me montrerai la voie. Qu'il était temps que je porte la descendance de son fils, et qu'ensuite, je devrais l'offrir à Je-ne-sais-qui. Encore une divinité factice. A l'époque, j'avais l'impression d'avoir plongé dans la folie. Et plus les jours passaient, plus la mère du Chanceux arrivait à me convaincre. Oui oui, je devais être folle, c'était surement cela. Elle me disait que je serais bientôt délivrée, et je la croyais. Et puis, c'est arrivé.
C'est le moment Lyn. Le moment où vous devez tout me révéler est arrivé. Dites-moi ce que vous avez vu, le dernier jour.
Il faisait très beau, cette nuit là. C'était une éclipse lunaire, je m'en souviens. Dans ma tête, plus personne ne disparaissait. La mère du Chanceux m'avait presque embrigadée totalement. J'avais foi en ses paroles. Elle m'a dit d'aller trouver son fils, qui s'était isolé à l'écart. Que c'était l'heure que les dieux attendaient, que j'étais prête. J'ai marché silencieusement vers l'endroit où il me semblait qu'il s'en était allé. C'était près d'une grande brèche creusée par une rivière. J'entends encore l'eau couler, là, dans mes oreilles. La nuit allait être d'un grand romantisme. Pour moi, ce dont la mère parlait, c'était de notre union. Le Chanceux me couvrirait, et je porterais un enfant pour lui. Je m'étais trompée. Je l'ai enfin trouvé, au bout d'une dizaine de minutes. Presque au bord du précipice, avec la belle Lune derrière lui qui donnait des reflets rouges à sa robe. Je l'ai trouvé magnifique. Et puis, mes yeux se sont accoutumés à la pénombre, et j'ai vu. J'ai vu que la Lune n'était pour rien dans les tons de sa robe. Ses poils étaient tout tâchés de sang. A ses pieds, une jeune pouliche baie, inerte. Tout m'est revenu : oui ! Cette jeune baie, je me souvenais d'elle ! Elle avait disparu, hier ! Elle avait existé ! Je l'ai contemplée, aux pieds de mon amant. Et j'ai relevé les yeux vers lui. Il avait un regard fou, et moi, un regard plein de terreur. Il m'a dit d'approcher, de ne pas avoir peur, et de goûter. Il a attrapé la croupe de la pouliche entre ses dents, en a déchiré un lambeau de chair, et j'ai compris avec stupeur ce qu'il me proposait. J'ai reculé. Il m'a expliqué que ce sacrifice était nécessaire. Que la chance ne venait que de ça. Qu'à chaque pleine lune, l'étalon meneur devait emporter à l'écart un jeune membre du troupeau, l'assassiner, et le dévorer. Et, qu'à chaque éclipse, il devait répéter ce même processus, accompagné de la jument de son choix. Cette jument qui devrait porter son enfant, un fils uniquement. Et qu'à la naissance de celui-ci, lui même, Le Chanceux, se jetterait dans le vide, pour son dernier sacrifice aux divinités, tandis que le poulain prendrait le relais, aidé par sa mère bienfaitrice. Tout devint clair, limpide. J'ai compris en un instant pourquoi est-ce que je n'avais jamais vu le père du Chanceux. Pourquoi est-ce qu'il semblait que la mère du Chanceux tirait toutes les ficelles. Pourquoi est-ce que tant d'entre eux disparaissaient. Tout les membres adultes fermaient les yeux, et suivaient aveuglement la vieille qui, elle même, quand elle avait l'âge de Lyn, avait été manipulée pour servir ce dessein. Les vrais meurtriers, ce n'étaient ni la mère, ni Le Chanceux. Mais tous les autres. Le Chanceux a voulu me rassurer. J'ai vu dans ses yeux qu'il n'était qu'un pantin. Il avait peur, lui aussi. Il s'est approché de moi.
« Lyn, tu ne comprends pas. C'est pour éloigner le mauvais sort, c'est ainsi depuis des années. Approche, il n'y a pas de raison d'avoir peur. »  « Recule ! Recule. C'est monstrueux. Vous êtes tous ... monstrueux. »
Il n'a pas reculé, alors c'est moi qui l'ai fait. J'ai dérapé, et suis tombée dans le vide. Ou plutôt, dans la rivière, en contre-bas.
Et vous voilà. Je vous comprend Lyn. N'ayez plus peur, il est temps de commencer une nouvelle épopée. Sur Falöna Synaë.